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28 décembre 2008 7 28 /12 /décembre /2008 09:20

Fin 1970, ses pertes cumulées sont telles que si le Crédit Agricole décidait de ne plus apporter son soutient, l'UFM déposerait son bilan. Le Crédit Agricole a décidé d'envoyer sur place, deux fois par semaine, l'un de ses analystes financiers plus apte à donner des conseils sur la culture des pommes de terre ou des céréales qu'a saisir les causes de ces mauvais résultats. Il fait pourtant sérieux ce petit homme avec ses lunettes sur le bout du nez et ses dossiers sous le bras. Mais autant demander à un aveugle de chercher une aiguille dans une botte de foin.

Le directeur de l'usine, Monsieur Lapeyre, est un homme du sud-ouest, du Périgord noir, grand, large. Son aspect massif, sa tête d'homme aux traits marqués, son cou épais, sa chevelure très drue, sa voix de basse voilée par l'abus de la cigarette, lui donnent un aspect général d'homme fort. Pourtant quand vous lui serrez la main, il vous tend une main molle, douce, sans consistance. Une main qui n'a jamais servi à des travaux de force. Il se déplace comme quelqu'un qui a du temps, rien ne semble le presser. Les doigts de sa main droite sont tachés de nicotine. Sa main gauche passe périodiquement, sans motif apparent, en peigne dans ses cheveux, couleur châtaigne. Ce n'est ni un signe de perplexité, ni d'énervement. Il est courtois, mais peu chaleureux. Il n'exprime, ni ne montre ses sentiments profonds, tout au moins dans son cadre professionnel. Parfois, quand on le connaît bien, on peut surprendre une lueur d'amusement ou d'ironie dans ses yeux quand une sottise est dite. Il a la capacité, assez exceptionnelle, de faire parler les autres sans se dévoiler. Ingénieur, sorti d'une grande école, il a bourlingué dans les pays de l'Est et au Moyen Orient, puis dans une ou deux sociétés en France avant de rentrer dans le groupe.

C'est un sage, un homme de dossiers, de bons conseils si vous savez lui en demander et les écouter. Il est intelligent, mais n'est ni meneur d'hommes, ni homme d'actions opérationnelles. Il sent la nécessité d'embaucher un chef d'usine pour y remettre de l'ordre et la diriger avec rigueur, ce qu'il n'avait pas la capacité de faire. Il a le feu vert de la direction générale, mais embaucher un chef d'usine, c'est investir sans l'assurance qu'il s'avérera rentable. Il tergiverse, il hésite à engager des dépenses supplémentaires dans une telle situation financière.

De son côté, François Collas, qui travaille à Orléans chez un conserveur, épicier en gros, la SA Maingourd dirigée par M. Jean Roumanex et ses cousins par alliance, les Mény et Gabrillon, cherche à quitter cette usine dans laquelle il a beaucoup appris, mais où il souffre des relations conflictuelles entre les membres de la famille qui tiennent les postes clé de l'entreprise. Il pense qu'après avoir passé huit ans à se former dans tous les domaines, il est temps de prétendre être plus autonome et pouvoir prouver son savoir-faire, ses connaissances accumulées et ses qualités.

Par un ami, il apprend que l'UFM recherche quelqu'un. S'il a postulé et s'est fait finalement embaucher dans cette usine, c'est qu'il connaissait, par cette personne, la situation financière difficile de celle-ci. Il voulait avoir l'occasion de prouver et surtout de se prouver qu'avec son expérience, le fruit de ses réflexions sur la manière de diriger une entreprise, il pourrait sortir cette usine de l'ornière et l'amener au succès. Présomptueux? Non. Optimiste? Oui. Comme on doit l'être à trente ans. Si les jeunes de trente ans n'ont pas ou n'ont plus l'espoir de changer les choses qui les entourent, c'est la fin du dynamisme de notre vieux pays. Quand on lit que soixante pour cent des jeunes souhaitent avoir une petite vie sans risques de fonctionnaires, cela fait peur pour l'avenir. Heureusement, il y a les autres. Espérons que dans ceux-là, il y en ait qui ne rêvent pas qu'à une vie sans heurts, bien réglée, à leurs vacances et à leurs retraites. Ils sont l'avenir de leur pays.

Pierre Lapeyre s'est décidé. En octobre 1970, F.Collas prend ses fonctions de chef d'usine à Locminé, je le rencontre pour la première fois. Il est grand et fait plus grand qu'il ne l'est, dans cette région où la taille des gens est peu élevée, parce qu'il est mince. Il est musclé sur une ossature fine. Il pourrait même  paraître fragile si sa façon de se mouvoir, souple et déliée, ne démentait pas cette première impression. Notre première rencontre est courtoise, brève et sans chaleur. Il me faudra des années pour cerner la personnalité de cet homme complexe qui veut paraître froid, plus qu'il ne l'est, hautain alors qu'il aime travailler en équipe et n'est uniquement préoccupé que du succès de ses entreprises et de ceux qui y travaillent.

Un an plus tard, le président fondateur du groupe CECAB démissionne, il est remplacé par Jean Questel, cultivateur éleveur de la région de Theix et à l'UFM par Joseph Le Léannec, cultivateur de la région d'Hennebont. Pierre Lapeyre est nommé responsable des investissements du groupe. Il est et restera le conseiller, pas toujours  écouté, de P.Le Bot, le directeur général. F. Collas prend en charge l'UFM et gagne la liberté de la gérer à sa façon. Il n'en sera nommé le directeur qu'en octobre 1972.

Dans un premier temps, il ne se pose pas de questions sur tout ce qui entoure l'usine. Il ne se consacre qu'à son usine, ne pense qu'à elle, ne vit que pour elle douze, quatorze heures par jour.

Il lui faut changer l'état d'esprit des gens, les former, leur donner le goût du travail bien fait, faire régner l'ordre et la discipline, réorganiser le travail sur les lignes de production, mettre en place une comptabilité analytique par produit, investir là où c'est indispensable pour améliorer la productivité et la qualité, traquer tous les petits gâchis de temps, d'énergie, d'eau, d'électricité, de vapeur, de matières premières, empêcher les hommes de boire pendant les heures de travail.

Cette dernière phrase peut vous surprendre, mais malheureusement, dans l'Ouest de la France, l'abus d'alcool était un problème grave. Cette mauvaise habitude ne choquait personne et aujourd'hui encore ne suscite guère la désapprobation. «  Hier quand il est rentré chez lui, il était « fatigué  ». C'est à dire ivre. En fin de semaine, il est presque de tradition pour certains jeunes, trop nombreux, de s'énivrer. Sur les lieux de travail, dans les années soixante dix, quatre vingt, il est naturel d'amener son litre et plus tard de boire un coup à la sauvette.

 

Un jour, en 74-75, F.Collas surprend un employé buvant du vin rouge au goulot d'une bouteille, pendant les heures de travail. Il prend la bouteille des mains de l'employé et la casse dans une poubelle. L'ouvrier est littéralement stupéfait que l'on puisse casser une bouteille de rouge. Un bien si précieux! Toute autre sanction lui aurait paru acceptable, mais casser une bouteille de rouge ! Un litre ! De rouge ! Ça dépassait son entendement. Il est rentré dans une colère épouvantable. Heureusement pour lui, M. Collas était d'une taille dissuasive et puis il était tout de même le chef ... mais l'incident a fait beaucoup jaser dans les vestiaires.

 

Ne croyez pourtant pas que les Bretons ne sont pas de bons salariés. François Collas, comme moi, n'a gardé que de bons souvenirs de ces hommes et de ces femmes qui ont participé à l'essor de la Bretagne et à celui du groupe UFM-Cecab. Il parle toujours d'eux avec une émotion qu'il ne peut cacher.

Deux ans plus tard, cette usine gagne de l'argent, beaucoup, alors que la plupart des conserveries françaises ferment ou ont des difficultés pour survivre. Ce n'est pas mystérieux. Le directeur a la volonté affichée de faire gagner de l'argent à son entreprise. Il le dit aux salariés pour qu'ils aient la même volonté d'en gagner pour eux-mêmes. S'il en avait eu le pouvoir, il m'en a souvent entretenu, il aurait instauré un système pour que les salariés soient actionnaires, intéressés aux résultats. Faute de ce pouvoir, il a mis en place un système d'intéressement et plutôt que d'embaucher beaucoup de saisonniers, il permet aux gens de faire des heures supplémentaires, donc de bien gagner leur vie afin de pouvoir bâtir leur maison, rêve des bretons de l'époque, qui n'ont connu que des maisons pleines de plusieurs générations. Il faut la volonté, l'intérêt, les efforts et l'efficience de tous, pour qu'une entreprise tourne bien. Que les salariés puissent en être en partie propriétaires lui paraissait souhaitable, sinon indispensable. Cette possibilité lui étant interdite, il agit pour que les gens qui se donnent de la peine puissent gagner honorablement leur vie et soient heureux de travailler.

Il a mis en place rapidement des contrôles journaliers, très précis, de prix de revient par produit, de rentabilité par ligne de fabrication, des contrôles de qualité systématiques avec des normes compatibles avec les produits recherchés par les acheteurs, sans plus. La qualité coûte chère. Il lui est souvent reproché, par le directeur du laboratoire de contrôle de la qualité de la Compagnie Générale de Conserves chargée de commercialiser les productions de ses adhérents, dont l'UFM, de ne viser que le minimum, ce qui ne peut que mener à quelques dérapages et à des déclassements de certains lots de fabrications en qualité dite " c ". En effet, toutes les fabrications sont loties en cours de journée de fabrication. Ces lots sont classés en qualité A, B, C, D. Les lots classés en A et B sont payées par la Compagnie Générale de Conserves à des prix très proches, mais destinées à des clients bien définis. Le C, d'une qualité moindre, est payé 30% moins cher, le D est considéré comme invendable par la CGC. Cette catégorie (loups de fabrication) ne représente heureusement qu'un pourcentage infime.

Aussitôt les premiers centimes gagnés, ils sont investis pour la valorisation des matières premières, donc dans un triage précis pour en extraire les parties de plus grande valeur, ce qu'aucune conserverie ne faisait à l'époque ou très mal. Cette bonne valorisation représente des gains considérables, en effet, par exemple, une boîte de pois extra fins se vend deux fois plus chère qu'une boîte de fins. Quand on fabrique des dizaines de milliers de boîtes en mettant trente pour cent de temps de moins que son concurrent pour le faire, en dépensant moins d'énergie et que l'on obtient quinze ou vingt pour cent d'extra fin de plus que lui avec un bon rendement matières premières, cela permet de gagner de l'argent évidemment, mais aussi de gagner des marchés. Les prix de revient étant meilleurs, il est possible d'être plus compétitif que ses concurrents. Dans les ventes à la CGC, la différence entre le prix de reprise ou d'achat et le prix de revient est plus ou moins grande selon le niveau du prix de revient de chaque industriel sociétaire. Le prix de reprise par la CGC est le même pour tous les sociétaires. Les prix de reprise étant faibles, les charges de la CGC étant importantes, l'actionnaire qui ne dégage pas suffisamment de marges pour couvrir ses frais disparaît d'autant plus vite que ses prix de revient sont plus élevés. Ce qui explique la fermeture des deux tiers des actionnaires depuis la création de la CGC.

 

L'UFM investit autant qu'il lui est possible, en hommes et en matériel, malgré une lourde contribution pour équilibrer la coopérative Cecab ou l'aider à le faire et ceci malgré des banquiers craintifs qui après s'être laissés bercés d'illusions par le passé, ont maintenant du mal à croire à un succès durable et se montrent pointilleux sur tous les comptes. Ils ne manqueront pas de revendiquer par la suite le mérite du redressement, au moins en partie. L'analyste du crédit agricole peut être content.

 

Nota: Vous avez certainement remarqué que j'écris CECAB en majuscules quand il s'agit du Groupe (CECAB) et en minuscules quand je parle de la coopérative de base (Cecab), celle-ci ayant donné son nom au groupe. Ce qui peut créer des ambiguïtés.

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