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28 décembre 2008 7 28 /12 /décembre /2008 12:40

Dans les années 1958-1980 tout a évolué très rapidement. On peut parler de révolution agricole, industrielle et commerciale. La Bretagne devient en deux décennies un véritable complexe agro-alimentaire, le plus important de France pour l'emploi et la diversité de ses secteurs de productions. Elle devient rapidement le premier producteur et transformateur d'oeufs, de poulets, de dindes, de porcs, de légumes de conserves, et une grosse région productrice de bovins, de lait et de ses sous-produits.

En 1950 la production bretonne de volailles de chair représentait environ 5% de la production française, en oeufs: 8%, en porcs: 12%, en production laitière: près de 10%.

En 1990 ces productions auront augmenté de façon considérable. La production de volaille de chair est passée à 45% de la production française, celle d'oeufs à 45%, la production laitière à 20%, et celle de porcs à près de 50%. Il se pond cinq milliards d'œufs par an en Bretagne.

Les productions hors sol ont progressé dans les autres régions françaises, mais à un rythme beaucoup moins élevé, sans provoquer les bouleversements constatés en Bretagne.

Ces productions hors sol ont complètement changé la structure de la production agricole bretonne, ainsi les productions végétales qui représentaient le tiers du chiffre d'affaires des exploitations en 1950 passent à dix pour cent en 1990, alors que sur l'ensemble de la France elles sont de cinquante pour cent.

Veuillez m'excuser de ce parallèle, mais en 1990 il y a près de quatre porcs pour un habitant en Bretagne, soit plus de six millions. Dans les pays comme l'Allemagne du Nord, les Pays bas, le Danemark, la Belgique, cette proportion est encore plus élevée. A la même époque, vivent en Bretagne près de cent millions de volailles, soit environ quinze fois plus qu'en 1960. Dans les années 70, on savait entrer en Bretagne rien qu'à l'odeur de lisier. Heureusement, depuis, la situation s'est bien améliorée, aussi bien pour l'odeur que pour les nitrates rejetés dans le milieu naturel.

Pour nourrir tous ces animaux de grosses usines de fabrication d'aliments pour le bétail ont du être construites avec des capacités de production de plusieurs centaines de milliers de tonnes d'aliments, les produits de base arrivant de tous les coins du monde.

Avant 1960, les productions animales bretonnes étaient nourries de produits locaux: pommes de terre, betterave fourragères, déchets, lait, son. Il faudra rapidement faire venir des céréales des autres régions agricoles françaises, puis dès 1970 importer du soja, du manioc, du corn gluten feed, des patates douces, des pois protéagineux, des farines de poissons et de viandes, etc, de pays étrangers: Brésil, USA, d'Argentine, Afrique et Asie. Entre 1955 et 1990, la culture de la pomme de terre va presque disparaître pour être remplacée par les cultures fourragères. Pour vous situer l'ampleur du changement, en 1960 la production porcine était de cent mille tonnes environ, en 1990 elle aura été multipliée par neuf. Dans le même temps, la production de poulets va passer de trente mille tonnes à trois cent quarante mille tonnes.

Ce bouleversement fondamental de la vie rurale bretonne, qui n'est pas sans conséquences secondaires sur l'environnement, a été la conjonction de deux phénomènes.

    1 - D'une part :

a - L'arrivée brutale des grandes surfaces de vente ou méthode de vente appelée grande distribution, qui va transformer complètement le secteur commercial français et européen en faisant disparaître en grande partie les petits commerces et modifiant ainsi les modes de vie des gens et leur environnement. Ces grandes surfaces de vente sont des groupes puissants qui achètent, étant donné leurs poids, avec des capacités dominantes de négociation, aux prix les plus bas possibles, tous les produits nécessaires à leur gamme de vente, en quantités importantes. Il leur faut donc des livreurs à leur taille pouvant faire face à leurs demandes. Elles peuvent ainsi offrir au grand public leurs produits à des prix inférieurs à ceux des petits ou moyens magasins traditionnels. Rapidement, il ne reste plus en centre ville que des magasins dits de proximité, des commerces de luxe ou des magasins très spécialisés.

b - Les besoins en oeufs, en beurre, en viandes et particulièrement en volailles, des pays européens, des pays du Moyen-Orient et des pays de la zone Franc.

    2 - D'autre part:

a - L'arrivée de quelques dirigeants dynamiques à la tête des petites coopératives existantes qui les ont fédérées pour en faire des groupes puissants capables de livrer de grandes quantités de produits à des prix compétitifs aux grandes centrales et à l'exportation.

b - Le dynamisme d'entreprises privées régionales qui s'occupent avant tout de leurs résultats, comme Glon, Onno, Lérial, Bigard, Guyomarc'h, Doux... qui vont participer, par conséquent, à l'essor de la Bretagne. Plus tard, n'ayant pas de contraintes, certaines de ces entreprises n'hésiteront pas à aller faire produire, leurs poulets par exemple, dans des pays ou les aliments pour animaux et la main d'œuvre sont moins chers.

 

Brutalement se mettent en place des productions animales hors-sol, c'est à dire en bâtiments spécialisés qui demandent des financements importants. Évidemment, une minorité de producteurs est capable d'avoir une vision correcte de l'avenir et la volonté de se lancer dans l'aventure à l'aide de prêts garantis par des contrats et le soutient technique de leurs coopératives.

Ces coopératives, qui deviennent industrielles et commerciales, ainsi que leurs fournisseurs, leurs sous-traitants et les entreprises privées, ont des besoins de main d'oeuvre importants. Certains ports comme Brest, Lorient, St Nazaire, sont obligés d'augmenter leurs capacités pour recevoir les matières premières nécessaires aux usines d'aliments et charger des produits pour l'exportation. La SNCF est obligée d'augmenter ses trafics de marchandise. Un vaste plan de rénovation et de création du réseau routier est mis en chantier. Des fabricants de bâtiments agricoles et industriels, de matériel pour l'industrie et l'élevage, s'installent ou grossissent. Le secteur bancaire se développe. Les administrations s'inquiètent. La Bretagne s'ébroue, s'éveille, va faire éclater ses anciennes structures qui n'avaient changé qu'avec lenteur dans un demi-sommeil depuis cent ans.

La demande de personnel est si forte qu'en 1970-72, il est très difficile d'embaucher de nouveaux salariés dans certaines zones, en particulier dans la région de Locminé. Je me souviens que pendant l'été 1972, nous avons du faire tourner la conserverie en sous effectif. Il était presque impossible d'embaucher des saisonniers tant la demande était forte dans toute la région.

Les petits paysans, qui n'ont pu suivre l'évolution, deviennent salariés de l'agro-alimentaire, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants, ainsi que beaucoup de femmes qui n'avaient jamais travaillé hors de chez elles. Heureusement ces nouveaux emplois sont assez bien répartis sur toute la Bretagne, ce qui évite des exodes massifs. C'est une transformation fondamentale de la vie et du cadre de vie pour des dizaines de milliers de Bretons.

 

La population active agricole et masculine des quatre départements bretons est d'environ trois cent mille en 1960, elle ne sera plus que de cent mille en 1990, avec une quasi-disparition des journaliers, des ouvriers et des aides familiaux. Le nombre d'exploitations sera divisé par deux. La mécanisation de l'agriculture sera générale et très rapide. Entre 1960 et 1980 le nombre de tracteurs aura triplé et leur puissance totale quintuplée. Pendant ce temps, la valeur cumulée des productions aura augmentée de deux fois et demie, pour, donc, trois fois moins d'agriculteurs.

Cette effervescence va générer des C.E.T.A (Centres d'études techniques agricoles), des CUMA (Coopératives d'utilisation de matériel agricole), des GAEC (Groupement agricole d'exploitation en commun), des centres de vulgarisation agricole, des centres de gestion et des mouvements syndicaux comme la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), le MODEF (Mouvement de défense des exploitants familiaux), la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles), la FFA ( Fédération française de l'agriculture), le CDJA (Centre départementale des jeunes agriculteurs) ... Donc, on constate une forte demande pour l'amélioration des connaissances agronomiques et des techniques d'élevage, pour le développement de centres d'études et de vulgarisation, pour permettre à la solidarité des agriculteurs de se développer dans un cadre juridique clair, pour se défendre efficacement contre des décisions de l'état ou de l'Europe et contre ceux qui pourraient vouloir les exploiter.

Des actions syndicales parfois violentes vont accompagner la mutation de l'agriculture. Des ouvriers se joindront parfois à ces manifestations qui deviendront  nationales comme en juin 1961 et 1968. Les crises laitières et porcines seront les plus dures et les plus fréquentes. J'aurai l'occasion de visiter la ville de Pontivy après les saccages paysans au printemps 1983. Lisier et pommes de terre dans tout le centre de la ville, tous les panneaux de signalisations arrachés, beaucoup de vitrines pulvérisées, des restes de feu de palettes ou de pneus et une odeur épouvantable. Les habitants rencontrés étaient choqués comme après un ouragan meurtrier. Les paysans n'ont pas redoré leur image ce jour-là, même si majoritairement les gens, issus du monde rural, comprenaient leurs mouvements.

Les paysans avaient l'impression, il est vrai assez juste, qu'ils payaient trop chèrement de leur travail, de leur courage, de leur esprit d'entreprise, de leurs sacrifices, la prospérité de ceux qui leur achetaient leurs produits et que leur part de bienfaits n'était pas suffisante. De plus, des mesures européennes de quotas et de pénalités leur étaient appliquées pour tenter de réguler le marché et maintenir les cours, ce qui ne manquera pas de faire déborder le vase à plusieurs reprises. Certaines organisations syndicales ont souvent manqué de sens économique, de réalisme, pour parfois tomber dans la démagogie et pousser des malheureux à la violence pour faire vivre leur mouvement et garder leur pouvoir.

Pourtant, de la pauvreté, la Bretagne passe à l'aisance permettant aux gens de vivre mieux sans la hantise de la disette et à leurs enfants de fréquenter les écoles et les universités. Les Bretons apprennent les mots week-end et vacances, avant d'apprendre trente-cinq heures, RTT et les sigles des syndicats.

Dans certaines régions de Bretagne, en particulier celles du centre, on est passé du moyen-âge à la vie moderne, avec tous ses problèmes, en vingt années. Certains nostalgiques le regrettent bien installés dans leurs nids douillets. Ils doivent manquer de l'imagination suffisante pour comprendre, trop égoïstes, trop jeunes ou sans la connaissance des conditions passées de la vie de la majeure partie de la paysannerie française, pour regretter ainsi les épreuves endurées par les gens de la terre. Il est doux pour certains de philosopher sur la condition des hommes, surtout quand ils sont malheureux. La fausse compassion est le fond de commerce de certains. Déjà Voltaire philosophait sur les droits de l'homme tout en le haïssant et n'ayant que mépris pour lui.

Je me souviens d'un jour, durant la campagne de récolte des petits pois, en 1971, où je cherchais le lieu d'installation d' une station de battage pour en vérifier le fonctionnement. L'endroit se trouvait à quelques kilomètres de la stèle commémorative du combat des Trente, (combats entre bretons et anglais pour la possession du duché de Bretagne au XIVe), située entre Josselin et Ploërmel. Un peu perdu, j'arrive dans un lieu désolé ou des maisons, dans un état pitoyable, ne semblaient plus abriter personne, quant au détour d'une ruelle, je rencontre un vieil homme, un sac et une faucille à la main, grand pour un breton, le visage émacié, habillé pour le haut du corps de vieux vêtements informes, à leur couleur sans doute des rebuts militaires et d'un pantalon qui avait dû être bleu, raide de crasse, aux jambes en accordéon finissant dans de gros sabots couverts de boue. Après l'avoir salué, je lui demande mon chemin. Son regard est méfiant et inquisiteur, je lis dans ses yeux que s'il avait vu paraître un revenant il ne m'aurait pas regardé différemment. Parlait-il le français, était-il sourd et muet, n'avait-il pas envie de parler à un étranger, je ne saurais le dire. Sans me répondre, il continua  son chemin sur ses sabots comme si je n'avais jamais existé. Quel était cet homme? Quelle était sa vie? Je ne l'ai jamais su.

Poursuivant ma recherche, je suis arrivé près d'une fermette composée d'un bâtiment, tout en longueur, couvert de chaume verdi par le temps. Il semblait abriter, au centre, le foyer des hommes et de chaque coté les écuries des animaux et les remises. Des instruments aratoires abandonnés ici et là, sans souci de rangement, parsemaient, au milieu d'herbes folles et d'orties, une grande cour boueuse ou pataugeaient deux porcs. Un coq et des poules alertés par mon arrivée m'observaient, les cous dressés, de leurs yeux ronds. Ils ne m'ont pas paru très accueillants. Je me suis avancé jusqu'à ce qui m'a semblé être l'entrée de la maison. La porte basse était ouverte. En frappant à la porte, j'ai appelé pour avertir de ma présence. Une poule, certainement affolée par ma voix, m'est passée entre les jambes, sortant de la maison, en battant des ailes et en caquetant. J'ai jeté un coup d'oeil à l'intérieur au sol en terre battue, très sombre, apparemment il n'y avait personne. Devant la porte, à l'intérieur, une flaque d'eau pour me décourager d'entrer si j'en avais eu envie.

Un bruit, à ma gauche, m'a fait tourner les yeux. Une femme, sans âge, un fichu sur la tête, sortie d'une écurie, se tenait à distance, une fourche dans une main.

Après un bref bonjour, je lui ai demandé si elle savait où l'on battait des pois. Après un temps d'hésitation qui m'a laissé le temps de penser qu'elle allait retourner à son ouvrage sans me répondre, elle a fini par lâcher: « mon bonhomme y est, il a envoyé son casse-croûte avec lui, y reviendra qu'à la nuit, t'as qu'à prendre la route là, à la croix tu vas à droite, après c'est pas loin ».



Batteuse de petits pois en 1968

Elle avait ponctué ses mots de gestes, heureusement, car sa voix mal placée, propre à une personne qui parle que rarement, était difficilement compréhensible. Puis, certainement fatiguée d'avoir prononcé une phrase si longue, elle est rentrée dans l'écurie sans autres commentaires avant que j'aie eu le temps de la remercier. Était-elle intimidée, méfiante ou simplement peu habituée à parler à des gens qu'elle ne connaissait pas? En partant, je l'aperçue dans mon rétroviseur. Elle regardait ma voiture s'éloigner depuis la porte de sa grange, sans trop se montrer.

Cette visite a été pour moi une révélation. Venant du Nord de la France, je n'imaginais pas que des gens puissent vivre dans un tel dénuement. Nous ne vivions pas au même siècle. Bien d'autres bretons vivaient à l'époque de cette même manière peu enviable. Ceux qui parlent avec nostalgie des temps anciens ne voudraient certainement pas demeurer dans les mêmes conditions s'ils en connaissaient toute la dure réalité.

 

Ce bouleversement de l'économie bretonne n'a été possible que grâce à la convergence de ces conditions nouvelles, certes, mais s'il a pu se réaliser, c'est aussi grâce aux qualités fondamentales de ces bretons travailleurs, rustiques, c'est à dire capables de bosser avec constance sans rechigner devant l'effort, grâce au désir de tous de vouloir sortir de leurs conditions de vie difficiles et parfois misérables. Les Bretons de l'intérieur des terres étaient rudes, peu instruits, têtus, méfiants, mais vigoureux, résistants à l'effort, intelligents, inventifs et volontaires. Ils ont su s'adapter aux conditions nouvelles et devenir de bons ouvriers, de bons techniciens ou de bons cadres des unités agricoles et industrielles ou devenir des paysans ou des éleveurs d'un haut niveau technique et des administrateurs de qualité. Je suis fier d'avoir travaillé avec eux et d'avoir contribué à leurs succès.

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